Foul et Taamia

 

By; Moise Rahmani

Robert Nagman Avril 1956.

Héliopolis, banlieue du Caire.

Sharei Beyrouth, en face de la basilique grecque.

Depuis quelques heures la nuit est tombée. Une voiture attend sous l’immeuble, passagers déjà en sursis. Au volant Jeannette, la soeur d’Inès. Dans un autre véhicule, son frère, Clément. Nous descendons lentement les escaliers, quelques valises à la main. Inès - Maman - nous demande à Viviane et à moi, avant de clore définitivement la porte, de regarder une dernière fois derrière nous et après avoir embrassé la mézouza, la retire. Je ne comprends pas sa tristesse. Elle part entamer une existence nouvelle avec son mari Victor parti en éclaireur quelques semaines auparavant. Mais en quittant son pays (qui chassera ses Juifs quelques mois après), sa famille, ses amis, une partie de sa vie, la plus belle peut-être, meurt. Elle ne survira pas longtemps à cet exode; moins de mille jours après cet arrachement à cette terre, à sa soeur et à ses frères, à ses amis, à ses tombes familiales, maladie aidant elle nous quitte à jamais.

La voiture se met en marche, quitte la rue, tourne et s’arrête. Inès descend, entre chez Mansourah, et revient avec un sandwich de foul et un de taamia.

Elle nous dit: "Prenez. Nous ne savons pas si vous en aurez encore l’occasion d’en manger un jour".

J’ai onze ans et demi et je me rends compte à ce moment que mon enfance s’achève. Mes amis Clémy, David, Gaston, Hussein, Ronny, Adly et tous les autres dont le nom se perd déjà, les reverrais-je un jour? Le sandwich ne descend plus.

Octobre 1956: une page de l’histoire des Juifs se tourne. Juin 1967, cette histoire touche à sa fin. Il ne reste plus que quelques voyelles et consonnes, jaunies, vieillissantes, presque effacées, presque détruites : pierres tombales, frontispices, synagogues, livres écornés. Quelques millénaires de présence juive qui s’achèvent.

Un vieux dicton affirme: "qui a but l’eau du Nil ne pourra jamais l’oublier". Cette page est dédiée à la mémoire bénie d’Inès, de Victor, Clément et Jeannette, Edouard, Emile et Zouzou, à celle des parents de Clémy, de Ronny, de David et de tous les autres, à tous ceux qui furent, à un moment ou l’autre de leur vie, des enfants du Nil. Cette page est aussi pour nous, les enfants et petits-enfants, qui n’avons jamais oublié.

Nos sages nous enseignent qu’après le passage de la Mer Rouge, lorsque les armées de Pharaon, d’autres enfants du Nil, furent englouties, les anges voulurent entonner un cantique. D-ieu les en empêcha leur disant: "Comment pouvez-vous chanter alors que mes enfants meurent" ...

Nous étions tous des enfants du Nil...